Après son premier essai en solo de 1979, A Curious Feeling, Tony Banks s’attaque au versant pop/rock de son inspiration, qui va orienter l’essentiel de la discographie à venir. De facto, il faut oublier toute référence à la musique progressive, avant de songer à évaluer, comprendre et donc apprécier la suite de l’œuvre de ce grand monsieur au glorieux passé "Genesien", ou tout au moins, s’agissant de ce Fugitive. En tout cas, cette précaution concerne la forme. Sur le fond, Tony Banks ne s’est jamais réellement éloigné de son goût pour l’esprit de cette musique des seventies.
La mise au point étant formulée, comment situer musicalement The Fugitive, au-delà de son étiquette pop ? Le constat sautant immédiatement aux yeux (ou plutôt… aux oreilles !), c’est l’omniprésence de claviers aux sonorités très arrondies – tendance très logique, mais quelques fois envahissante. Cet album n’aurait pas vraiment dépareillé s’il avait pris sa place dans la discographie de Genesis, quelque part entre Duke et Calling All Stations.
La deuxième impression procurée rapidement par l’écoute des premières plages s’enracine dans la vision résolument commerciale que le projet semble adopter. Une impression qu’il convient de pondérer, car il apparaît presque aussi vite que l’artiste n’a pas foncièrement composé sa musique pour qu’elle soit commerciale, mais parce que c’était l’inspiration du moment qui l’orientait vers ce type de création ; en témoignent certains morceaux aux rythmes très lents, qui tout en tombant rapidement dans l’oreille, adoptent une démarche néo-romantique potentiellement déconcertante (Man Of Spells, Say You’ll Never Leave Me), ou bien la présence de deux plages entièrement instrumentales, habituellement peu compatibles avec les standards de la distribution destinée au marché "FM" (le très solennel et magnifique Thirty Three’s, et le discutable Charm, qui n’en finit plus d’asséner sa ritournelle). Enfin, il est utile de mentionner que les prestations au chant sont intégralement assurées par Tony Banks lui-même, et que le grain vocal n’est pas sans rappeler celui de Ray Wilson sur l’épopée Calling All Stations. Un choix assez exclusif qui ne sera plus réitéré par la suite (Tony Banks va prendre l’habitude de noyer ses propres prestations dans des ensembles vocaux multicolores, comme c’est notamment le cas avec Still ou Bankstatement), mais qui fonctionne assez bien avec The Fugitive, la dimension poético-ténébreuse et effacée de la voix de Tony s’inscrivant tout à fait dans la philosophie globalement mélancolique de ce projet.
Il est dommage en définitive que la production accuse autant de faiblesses qualitatives ; c’est le seul (gros) défaut que l’on puisse reprocher à cette galette. Le programme alterne en effet de bonnes idées, aux mélodies plaisantes (This Is Love, And The Wheels Keep Turning, K2), parfois savoureusement évocatrices au sens d’une dimension néo-progressive (Thirty Three’s et By You), et des considérations beaucoup moins enthousiasmantes, dont l’inspiration et les arrangements, quand ils existent, rendront l’auditeur quelque peu perplexe, que cela soit la mélodie de Man Of Spells, très accessible mais sans relief, le lancinant et peu convaincant Charm, l’interminable Moving Under, plutôt indigent, et Sometime Never en guise de clôture, qui ne laissera pas un souvenir impérissable, bâclant la conclusion.
The Fugitive, au final, un album largement dispensable ? Cette affirmation serait hasardeuse. Bien sûr, on peut avoir le sentiment d'un projet qui manque de finitions, mais si vous avez aimé les élans des opus Duke et Calling All Stations, la cohérence globale de leur texture sonore, vous pourriez oser l’aventure The Fugitive : vous y retrouverez des croisements qui ne seront pas pour vous déplaire. Et si vous êtes adepte des atmosphères mêlant la rêverie de l’âme solitaire et la romance en mal de vivre (la thématique des sentiments amoureux contrariés est ici assez présente), vous avez là un argument supplémentaire pour découvrir le parcours de cette ombre fugitive, qui se cache derrière le chant plaintif des emblématiques claviers de Genesis.