Le matin d'un concert très attendu à l'Olympia, c'est un Ian Anderson disert qui nous a reçus dans son hôtel pour une entrevue exclusive qui comporte son lot d'anecdotes et d'informations...
Quelle est la question que l'on t'a trop souvent posée?
Ian Anderson : (Réfléchissant) Généralement, on me demande quel album je vais jouer en concert et mon avis sur les spectateurs des pays où je fais mes concerts. ''Que penses-tu du public tchèque? Que penses-tu du public kazakh?''. En fait ma position n'est jamais sûre, car je me dois de connaître profondément l'identité nationale du pays dans lequel je vais jouer.
Ce qui est important aujourd'hui, c'est qu'un dirigeant va devoir composer avec une nouvelle chambre conservatrice et penser à de nouvelles alternatives pour négocier avec l'Union Européenne. Angela Merkel est inquiète, l'Union Européenne avec ou sans la Grande Bretagne? Et il y aura un referendum en 2017... C'est probablement aujourd'hui, l'une des informations les plus importantes que nous allons devoir gérer aujourd'hui...
Aujourd'hui, nous allons parler de ton album "Homo Erraticus". Tu signes l'album de ton nom, mais tu te dissimules doublement : Gerald Bostock à nouveau s'est inspiré d'un livre d'Ernest T.Parritt pour écrire les paroles. Est-ce que l'utilisation des personnages fictifs ajoute une dimension qui dépasse le cadre de la blague?
Oh oui, bien sûr, c'est un outil narratif que les écrivains utilisent. Nous sommes comme des plombiers polonais, nous possédons différents sacs avec différents outils pour accomplir différentes besognes. Nous savons tirer quelque chose de nos outils. Dans mon cas, j'utilise un personnage fictionnel pour exprimer des idées qui ne sont pas forcément les miennes, comme si j'écrivais le script d'un scénario de film.
Après avoir tourné un film, Quentin Tarantino ne rentre peut-être pas à la maison pour étouffer un bébé, parce qu'il n'est probablement pas un si mauvais type. Mais il crée des personnages qui font ce genre d'actions pour nous choquer ou susciter une interrogation.
C'est ce que je fais parfois en utilisant la voix d'un autre pour faire passer un message qui pourrait provoquer un débat. Si je chantais comme n'importe quel banal chanteur de chanson populaire, de ceux qui disent tout le temps ''Moi, je...'' et qui nous font part de leur état de santé du matin ou alors qui nous expliquent qu'ils sont en colère parce que leur copine les a quittés, ce serait très ennuyeux. Et on est supposé croire en la sincérité de leurs émotions ? La plupart du temps, ce sont toujours les mêmes phrases...
Peut-on dire que cet album prend le prétexte du voyage dans le temps pour nous offrir un patchwork de tes critiques de notre époque (par exemple, sur la chanson 'Enter The Uninvited', tu parles du mondialisme représenté par les Etats-Unis ou d'éducation sur 'Meliora Sequamur') ?
Je ne critique pas, je célèbre la culture de la migration des idées, des divertissements. Je cite beaucoup d'éléments iconiques dans la deuxième partie de la chanson, nous parlons de l'Amérique dont nous avons accueilli la culture en Europe. Il fallait trouver un équilibre. Je pense que le monde d'aujourd'hui est très Coca-Cola, Times et Life Magazine, The Walking Dead, la série la plus regardée dans le monde... Cela fait partie de l'exportation des idées.
Cet album parle de migration, tout part de la migration depuis la naissance des espèces en Afrique et particulièrement depuis le dernier âge de glace jusqu'à aujourd'hui même, ce qui pose des interrogations pour le futur. La migration ou l'immigration est aujourd'hui devenue un sérieux sujet politique, qui est capable de créer des clivages. Mais nous sommes tous des immigrés, nous venons tous d'ailleurs. Nous devons prendre conscience que nous faisons tous partie de l'expérience de migration des Homo sapiens à la recherche d'une vie meilleure. Ce qui convenait il y a 500 ou 50 ans est différent aujourd'hui, car nous vivons sur une planète de sept milliards d'habitants. Nous savons très bien que des populations en Afrique et en Asie vont grossir et qu'elles vont venir s'installer en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni, car nous avons des règles souples au sujet des aides sociales, de l'éducation.
Mais comme la France, le Royaume-Uni n'est pas forcément bondé, mais la place y est de plus en plus réduite. Nous devons alors penser où s'arrêtent nos responsabilités morales et où commencent nos sensibilités morales à l'égard de ceux qui sont déjà arrivés et qui représentent une économie durable pour le futur. Bien sûr, nous pouvons accueillir des boat people libyens demain. Mais où seront-ils le week-end prochain? Où seront les 10.000 qui vont suivre?
La question de réfugiés politiques se pose car la plupart de ces gens n'a pas été forcée de quitter leur pays en raison de conflits internes. Ces gens très jeunes n'ont pas de compétences linguistiques ou professionnelles ... Néanmoins, nous avons des responsabilités morales pour ne pas les laisser tomber, mais les portes ne peuvent pas rester éternellement ouvertes.
Bientôt nos enfants ou nos petits-enfants vont devoir prendre de solides décisions. Nous, nous serons partis et nous n'aurons plus besoin d'y penser. Dans les années 70, la Grande-Bretagne accueillait le plus de monde possible de tous les coins de la planète, l'Inde, le Pakistan et plus récemment des Russes, des Ukrainiens... Je n'ai pas de réponse, je ne peux pas donner de solution, mais nous devons en trouver une. Le processus démocratique doit pouvoir nous permettre de savoir où poser la ligne du contrôle d'immigration et d'intégration.
Est-ce que l'on peut considérer ce projet comme un "Thick As A Brick" 3 ? (les différentes notes jouent le même rôle que la chronique de Saint Cleve)
Oui, l'idée de continuité dans un travail peut être autant attrayante pour l'auteur que pour l'auditeur. Nous aimons beaucoup les suites lorsque nous nous retrouvons en terrain connu. Pour ces albums, je pouvais réutiliser des personnages, des idées comme des amis qui passent pour dire bonjour mais dont on espère qu'ils ne s'attarderont pas trop longtemps. C'est comme la famille.
Quelle partie de toi Gerald Bostock représente-t-il et est-ce que cela a été difficile de devenir un autre pour écrire cet album?
Je pense que tous les écrivains s'inspirent d'une partie de leur personnalité, plus que de leurs opinions politiques, religieuses ou morales. Cela permet d'injecter un peu de crédibilité. 80% de ce que j'écris provient de l'observation des comportements des gens, 10% provient probablement de mon imagination, et 10% c'est moi! Même dans ma jeunesse, les chansons ne parlaient pas forcément de moi et de mon expérience, et les paroles proviennent de l'observation des gens.
En tant qu'auteur-compositeur, je ne suis pas un peintre paysagiste, j'aime dessiner et sentir des gens dans mes espaces. Je ne veux pas seulement voir des montagnes et du ciel, je veux voir des gens accomplir quelque chose.
Est-ce qu'à l'instar de Sir Arthur Conan Doyle avec Sherlock Holmes tu finirais par sacrifier Gerald Bostock, que tu considères comme un fou à lier dans les notes du livret? Est-ce que Homo Erraticus serait alors son testament?
Tout d'abord, je n'ai pas encore prévu dans un avenir prochain de ressusciter Gerald Bostock ou la famille Parritt. Cette tournée qui se finira en mai fait partie des dernières où je jouerai des morceaux d'''Homo Erraticus''.
Pour le moment, j'ai un projet en pré-production pour la prochaine tournée qui commencera en septembre. Ce sera un spectacle sur le vrai Jethro Tull (NDLR : un agronome du XVIIIème siècle qui a inventé le semoir). J'ai décidé d'illustrer sa vie avec les classiques de Jethro Tull. Certaines personnes me disent que c'est une excuse faible pour jouer un best of de Jethro Tull.
J'adapte le répertoire de Jethro Tull pour l'occasion, en changeant parfois les paroles pour la circonstance. J'en fais aujourd'hui un scientifique qui travaille dans la recherche, par exemple la production de nourriture.
Est-ce que tu penses que le vrai Jethro Tull aurait apprécié ces chansons et pourquoi pas une chanson comme 'Acres Wild' ?
Nous ne connaissons rien sur sa personnalité. Nous connaissons la chronologie de sa vie, le nom de sa femme, de sa ferme. Mais on ignore s'il était gentil ou fou. C'est différent, ce ne sera pas comme adapter les chansons de J.S. Bach, comme avec la chanson 'Bourée' qui se base aussi sur une danse française. Nous en savons plus sur Bach que sur Jethro Tull. Peut-être que je me dis cela en moi-même pour ne pas me sentir coupable, mais Bach n'était pas seulement un compositeur génial, mais c'était un homme qui rêvait de musique, qui essayait de réaliser son rêve en cherchant, en improvisant presque instantanément.
Alors pour le vrai Jethro Tull, je peux utiliser mes propres chansons, mais j'aime beaucoup l'idée de les modifier un peu. Quand quelqu'un reprend une de mes chansons -ce qui n'arrive pas tous les jours-, j'essaie de l'inciter à opérer des modifications, à aller dans des directions que je n'ai pas prises. Leur donner une nouvelle vie, un nouveau contexte.
Est-ce qu'aujourd'hui tu veux rendre hommage à celui que tu appelles sur la pochette de l'album le Jethro Tull n°1, le désormais célèbre agronome?
C'est mon devoir de respecter ce personnage qui a donné son nom à mon groupe. Nous célébrons la vie du Christ à Noël, même si nous ne le ressentons pas tel quel. Nous devons un respect aux morts, et moi-même je me sens un peu coupable d'avoir usurpé son nom. Mais oui, hommage est le bon mot.
Sur "A Passion Play", tu as raconté la vie d'une personne à travers sa propre mort, sur "Thick As A Brick 2" le quintuple destin de Gerald Bostock, et sur cet album l'histoire de l'humanité par le prisme d'un pays à travers les siècles. En tant qu'auteur, est-ce que le thème du temps qui passe est une de tes préoccupations ?
Quand on parle du sujet de la mort, sans tomber dans le morbide, on ne peut pas ne pas y engager sa propre vie. Parfois, on rencontre la mort très jeune, sans qu'elle nous touche trop fortement, comme la mort de grands-parents qui bouleversera plus nos propres parents. Plus tard, ce seront nos parents ou des amis qui partiront, et on sera plus directement concerné. On finit par se préparer à sa propre mort via la mort des autres.
Les religions chrétiennes et païennes nous ont avertis depuis le début au sujet des accidents de la mort, de la renaissance. C'est dans nos gênes...
Cet album échappe aux strictes définitions en proposant des chansons d'inspiration celtique, avec quelques passages de rock nerveux (soli de guitare et d'orgue sur 'Doggerland'), des chants post-religieux ('Per Errationes Ad Astra'), des blagues ('Heavy Metals' est une chanson très douce malgré son titre), des chansons poignantes ('After These Wars') et des solis de flûte foudroyants comme sur 'Puer Ferox Adventus' et toujours l'accordéon...
Ce sont les différents aspects de la culture, de la légende, d'idées, de divertissement, et comment l'humain a émigré depuis la nuit des temps sur la terre. La migration n'était pas seulement prendre un bateau et partir. La migration était la musique, la culture, les sciences qui se répandent à travers le monde... Nous devons respecter toutes ces créations artistiques. Nous devons accepter le fait que nous vivons dans un monde où l'excellence de l'espèce humaine submerge toujours ses mauvais côtés. J'en tire toujours de l'optimisme.
En parlant d'optimisme, on dirait que tu apprécies de plus en plus de sortir des albums concepts. Est-ce que ta relation au concept-album va mieux depuis ''Aqualung''?
''Aqualung'' n'était pas vraiment un concept-album mais une collection de chansons. Je pense que la meilleure chanson que je puisse écrire durerait 3 minutes, avec deux couplets, un refrain, un pont musical selon le schéma classique des chansons pop. Et pourtant, je ne suis pas assez bon pour écrire ce type de chanson (Rires). J'écris des choses longues. Mais pour un concept-album, mes chansons sont allongées pour former un tout et se placer dans un contexte particulier. J'écris plutôt des chansons populaires de type pop-rock, enfin pas trop populaires non plus... Je n'aime pas être là où l'on m'attend (Rires).
Est-ce que l'introduction de 'New Blood Old Veins' est un clin d'œil à celle de 'Living in the Past'?
Oui tout à fait, c'est un clin d’œil. On prend un morceau du passé pour le faire fonctionner différemment ''Coucou ! Vous vous souvenez de moi ?''
Malgré l'absence de Pete Judge sur ''Homo Erraticus'', le line-up est le même que sur ''Thick As A Brick 2''. Etait-ce important de conserver les mêmes musiciens pour garder la même intensité que sur le précédent album ?
Pas nécessairement. On s'est retrouvé ensemble pour travailler. La plupart ont été des membres de Jethro Tull. Maintenant, je m'approche de la fin de mon chemin. Je veux simplement partager avec le public mon passeport Jethro Tull, tout en lui faisant - pardon de cette remarque vaniteuse - connaître mon nom. Malheureusement, les gens ne s'intéressent pas toujours au nom des musiciens.
Es-tu satisfait de travailler avec cette formation et essaies-tu de construire un groupe solide qui pourrait t'accompagner sur scène tout au long de ta carrière solo comme un second Jethro Tull mais en usant de ton nom?
Je n'essaie pas de construire un groupe qui soit éternel, je pense que les garçons ont d'autres envies. Nous travaillons ensemble, nous nous amusons bien. C'est comme faire partie d'une famille, mais une famille ne dure jamais. Ils le savent et en plus ils sont bien plus jeunes que moi. J'aime bien ces changements, après tout, nous avons eu 26 différents membres de Jethro Tull.
"Thick as a Brick 2" partage quelques points communs avec l'album, également concept, ''Three Friends'' de Gentle Giant, un groupe qui avait accompagné Jethro Tull en Amérique. Comment était ta relation avec le groupe de Derek Shulman (également écossais) ?
Il nous a accompagné en tournée comme Curved Air. Ces gens n'étaient pas très heureux malgré leur nom. Mais ce groupe jouait un rock progressif extrêmement intelligent. Derek Shulman est devenu un producteur à succès. Son frère Ray a fait le DVD mastering de mon dernier album à Londres.
J'ai gardé un bon contact avec Ray Shulman. Je retrouve des gens que je connais deux ou trois fois par an. Par exemple, Bruce Dickinson, à qui je dois envoyer un mail, car avant la fin du mois il aura les résultats de ses examens sur son cancer, ou Tommy Iommi qui a aussi eu un cancer récemment. Nous ne sommes pas amis, mais nous avons partagé des petits moments ensemble et nous aimons nous retrouver au moins une fois par an.
Tu jouais le Dr Quad et Tuffy dans des sketches du DVD "Thick As A Brick Part 2". Tu as toujours montré beaucoup de personnalité, débordant d'énergie. As-tu caressé l'idée d'être acteur un jour et si oui, est-ce que tu aurais joué dans "Warchild" (le projet de film avorté dans les années 70) ?
(Rires) Non, je ne me considère pas comme un acteur. Pour être acteur, il faut accepter des instructions, des directions. Je ne pense pas commencer maintenant une nouvelle carrière. Mais pourquoi pas ? Il me faudrait alors beaucoup étudier le processus. Car ce n'est pas seulement jouer un personnage. Je pense que ce serait plutôt ennuyeux d'être produit ou dirigé par quelqu'un. Mon gendre est un acteur et il passe des heures et des heures à répéter ou à attendre assis d'être appelé sur scène pour jouer. Comme des zombies! Quel étrange métier...
Quel est ton meilleur souvenir en tant que musicien ?
Cela arrive tous les soirs quand je quitte la scène pour rejoindre les coulisses. Cela me prend trente secondes généralement avant de commencer à me rhabiller. Ce sont des moments spéciaux, comme le post-coïtum. A l'époque, nous prenions une cigarette, mais maintenant c'est plutôt une bouteille de bière fraîche, que je bois à moitié. Tu célèbres un moment physique et mental. J'ai une relation sexuelle avec des milliers de personnes chaque nuit.
A contrario, quel pourrait être ton pire souvenir en tant que musicien ?
(Rires) Quand tu fais très mal ton travail. Mais je pense que les pires ont été les disparitions de mes amis. Que ce soit par suicide ou par mort naturelle, cela fait partie des souvenirs que l'on ne peut pas effacer. Des fans se sont tués sur le chemin du concert, qu'est-ce qui leur serait arrivé si je n'avais pas fait de concert ce jour-là?
Nous avons commencé cette interview par la question que l'on te posait le plus souvent. Mais quelle serait la question que tu aurais souhaité que je te pose?
On ne m'a jamais demandé si j'étais gay, et cela me rend triste. Je ne pense pas l'être. Mais si on me le demandait, je dirais : ''Et bien, je ne suis pas sûr...je ne pense pas que...'' Je n'ai pas de raison de l'être, mais je n'ai pas non plus de raison de ne pas l'être!
Merci
Merci à toi.